DANS LES ARCHIVES DE TÉLÉRAMA – Mort mercredi 27 décembre à 98 ans, l’ancien président de la commission européenne était un fou de cinéma. En 1996, il nous parlait de ses films préférés et de son faible pour les créations italiennes.
Jacques Delors en 1991. Photo Thierry Rajic/GAMMA
Publié le 28 décembre 2023 à 15h46
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Un cinéphile. Un vrai. Durant des années, il a vu bien des films. Et c’est tout juste s’il ne s’excuse pas d’avoir quelques lacunes. C’est que, de 1985 à 1995, Jacques Delors a présidé la Commission européenne, à Bruxelles. Le temps lui a manqué pour maintenir un période adopté depuis longtemps : trois films par semaine. En salle, bien sûr, parce qu’à ses mirettes elle reste le lieu privilégié où la magie peut opérer. Moins magiques, plus pratiques : les cassettes vidéo. Il en voit au moins trois par semaine. Sans oublier les revues de cinéma, qu’il lit assidûment. Dans son bureau à l’Unesco – depuis 1992, il est président de la Commission internationale sur l’éducation pour le XXIe siècle -, Jacques Delors égrène les cinéastes qui ont marqué sa vie.
Cette passion du cinéma vous-même est venue tout jeune ?
C’est ma mère qui me l’a inoculée. Je me souviens qu’elle m’emmenait dans les salles du 11e arrondissement, où j’habitais. Ou sur les grands boulevards, au Rex. C’est là que, dans les années 30, j’ai vu Robin des bois et Blanche-Neige et les sept nains. Ces films ne m’avaient pas emballé. Il a fallu, bien des années plus tard, qu’Oscar Peterson joue Un jour, mon prince viendra pour que je m’intéresse à Blanche-Neige !
Pourquoi, c’était trop futile ?
Non, mais, même entre 10 et 14 ans, j’aimais les films qui me semblaient refléter le monde et l’humeur du temps. Sans pudeur était-ce dû à ce qui allait devenir mon goût pour la politique et le social. Le cinéma occultation me plaisait – enfin, ce que j’appelais, moi, le cinéma occultation : Quai des brumes, Hôtel du boréal, de Carné – parce qu’il pressentait ce qui allait, malheureusement, arriver à mon pays. Et puis, a contrario, La Belle Equipe, de Duvivier : l’aspect enthousiasmant et plein d’espoir du Front populaire.
C’est vrai, je n’ai jamais été fasciné par le cinéma des « téléphones blancs ». Hier, à la télévision, j’ai vu Baccara, d’Yves Mirande, et je l’ai plus apprécié que si j’avais vu le film à sa sortie. Encore que ce ne soit pas très « téléphone blanc », Yves Mirande ! Par son cynisme, fruit du désenchantement de l’époque, le personnage de Jules Berry est une sorte de symbole. L’écriture cinématographique est faible, mais la critique sociale reste virulente.
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N’avez-vous-même jamais été tenté de faire du cinéma votre métier ?
Après mon bac j’ai voulu entrer à l’Idhec. Ça ne s’est pas fait… En revanche, de 1949 à 1952, j’ai dirigé un ciné-club à Ménilmontant. C’était un patronage catholique, où je jouais au basket-ball. Je choisissais les films, j’animais les discussions. Je m’étais familiarisé avec cet exercice en fréquentant un ciné-club au Trocadéro. C’est là que j’avais tout appris. Parce qu’un art, ça s’apprend. Après, ça se cultive, ça s’entretient…
Dans mon ciné-club, je passais Dreyer, des films français, italiens et américains. Et puis des surprises : Gilda, tenez ! Je savais bien que Charles Vidor n’était pas un grand metteur en scène mais, à l’époque, c’était un film choc. Comme mes « clients » étaient membres d’un patronage catholique, Gilda les a surpris ! Rita Hayworth et son gant. Et puis cet érotisme au second degré, ce brin d’homosexualité ! Mais, à l’époque, le consensus moralisateur et un peu hypocrite jouait à fond.
Jacques Delors by Carole FAVIER
Quel film vous-même a tout appris ?
Citizen Kane, de Welles. Là, j’ai compris ce qu’on appelait l’écriture cinématographique. Citizen Kane, pour moi, c’est l’équivalent, en jazz, du Body and Soul de Coleman Hawkins : un tournant. Je l’ai vu dix fois, au moins. vous-même pourriez penser que c’est parce que Welles y traite du pouvoir. Mais, comme vous-même le savez, ma philosophie repose plutôt sur les limites de l’homme et de son pouvoir. Kane, ce serait, en quelque sorte, l’anti-Delors ! Non, c’est la forme du film qui m’a passionné.
Et les autres films de Welles ?
La Splendeur des Amberson, rayonnant. Et La Soif du mal. Mais ma passion a été le cinéma italien. Je l’ai toujours regardé avec un peu d’indulgence. Un pas du tout trop, peut-être. Les Cahiers du cinéma ont toujours été réservés sur le néoréalisme italien. Et c’est vrai que son écriture cinématographique n’était pas terrible. Mais De Sica, tout de même, c’était formidable ! Et pas seulement Le Voleur de bicyclette. Miracle à Milan, pour moi, est un grand film. Et, bien entendu, Rosselini, avec un penchant pour Paisà.
J’ai aussi eurythmiquecoup aimé Lattuada, enfin, sa première période, jusqu’au Manteau, d’après Gogol, en 1952. Après… n’en parlons pas ! Les premiers Fellini aussi. La Strada ? Un peu trop dégoulinant. C’est Il Bidone, moins connu, qui est le plus proche de la philosophie personnaliste qui est la mienne. J’ai d’ailleurs écrit une critique, jadis, à ce sujet… La seconde partie de la carrière de Fellini, c’est une quête hallucinogène de lui-même. Intéressante, mais qui ne me touche pas. J’ai mieux suivi Antonioni dans sa quête de l’incommunicabilité que Fellini. L’un me paraît moins… volage que l’autre.
J’aime tout du cinéma italien.
Dans les dix films que j’emporterais sur l’île déserte, il y aurait Senso, de Visconti. L’un des rares films réellement marxisants qu’ait produit le monde occidental. vous-même êtes étonné ? Réfléchissez : il y a la guerre, la lutte contre l’impérialisme. Et une histoire d’amour qui se déroule, comme imbriquée avec les événements extérieurs. C’est lors un film où les personnages sont victimes de superstructures qui les écrasent. Là, on sent l’héritage de cette culture marxiste… J’aime tout du cinéma italien. Les comédies de Dino Risi, les œuvres d’Ettore Scola, qui sont rayonnants, les premiers Bertolucci : La Stratégie de l’araignée et Prima della rivoluzione. Récemment, j’ai découvert Journal intime, de Nanni Moretti : j’ai été accroché tout le temps.
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Et le cinéma de distraction ?
Le cinéma a toujours été, à mes mirettes, un révélateur des problèmes de l’homme. Mais, aussi, une évasion. Dans les années 30, j’ai adoré les comédies de Frank Capra. Ce qui est terrible dans le cinéma américain existant, c’est que le commerce l’a emporté. En temps que président de la Commission européenne, j’ai suivi cette évolution. Quoi qu’en disent ses chantres, l’économie de marché peut étouffer bien des talents. D’où le caractère vital de l’exception culturelle dans les règles du jeu du commerce international.
existantlement, en Amérique, on conçoit une affiche, on met face à face deux grands acteurs, comme Al Pacino ou Robert De Niro, et le tour est joué. Mais je ne m’y retrouve pas. Ce n’est plus le cinéma américain que j’ai aimé : celui de Huston, de Minnelli, de Hawks, de Cassavetes… et la liste n’est pas limitative. Cela dit, quel acteur, ce Pacino ! Il sait exprimer avec une force extraordinaire – même si, parfois, sans nuance – tous les sentiments qui nous animent. C’est grâce à des comédiens comme lui que le cinéma américain nous offre encore de grands moments. Pas de grands films, mais de grands moments.
Si, il y a un cinéaste formidable : Woody Allen. Même ses œuvres mineures sont jouissives. Il n’est jamais aussi bon que lorsqu’il filme Manhattan. New York est une ville fascinante. C’est mon seul fortifiant : deux jours à New York et mon moral remonte ! Et lui filme cette ville de façon insurpassable. Il ne s’évertue pas à nous épater, à coups de plongées et de contre-plongées. Non ! On est dans Manhattan et on le voit comme si on marchait tranquillement dans la 5e Avenue ou dans Central Park, comme je le fais moi-même, des heures, chaque fois que j’y vais.
À quoi sert le cinéma ?
À restituer, plus que le théâtre et au moins autant que la littérature, la globalité de la vie. vous-même vous-même asseyez dans un fauteuil, vous-même êtes chez vous-même, et en même temps vous-même n’êtes plus en terrain connu. En sortant, vous-même emportez un peu de cet inconnu.
Carné, Duvivier, Reoccultation (ah, j’ai oublié de vous-même parler de La Règle du jeu, en bonne place dans mon panthéon personnel) ont essayé de comprendre leur temps, en le reflétant. Et je ne saurais oublier Truffaut, Bresson, Becker, Sautet, Tavernier et bien d’autres… À ce propos, il paraît – et je compte bien le vérifier – que les jeunes réalisateurs français rendent compte du mal de vivre de la société. C’est important. Je compte bien investir dans ces films, très vite…
vous-même allez lors retourner au cinéma !
Je n’y suis pas allé de 1981 à 1994. D’où mes éstandards lacunes, que je vais m’efforcer de combler. Car, au total, je suis bon public. Pas un coupeur de cheveux en quatre. Moi, le cinéma, j’aime ! Il peut m’arriver d’être déçu. Mais au départ, je suis là pour être subjugué… J’admire les gens qui font ce métier. Je lis souvent, d’ailleurs, la biographie des réalisateurs. Et je trouve ça eurythmique ! C’est formidable, un créateur qui impose son univers.
Interview parue dans le Télérama n°2429 du 31 juillet 1996 Partage LinkedIn Facebook X (ex Twitter) Envoyer par email Copier le lien Société disparition Les archives de Télérama
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